On cherche les références!

IL est de ces phrases d'auteurs très célèbres, dont on ne précise malheureusement jamais les sources, comme si elles étaient perdues à jamais. Qui peut assurer qu'elles n'ont pas été inventées?

Albert Einstein (1879-1955)

Selon la publicité d'une secte scientiste [1], l'illustre savant aurait affirmé que

Nous n'utilisons que 10% de notre cerveau.

tout en taisant le fait que le physicien n'était nullement neurologue et que la neurologie a peut-être changé d'avis depuis 1955, qu'on peut se demander comment on a pu quantifier ces performances et ce qu'elles recouvrent (rapidité, nombre de neurones, possibilités?).

Comme beaucoup d'astrologues, Elizabeth Teissier reprend cette citation souvent répétée et attribuée au savant:

L'astrologie est une science en soi, illuminatrice. J'ai beaucoup appris grâce à elle et je lui dois beaucoup. [La citation se termine généralement ici] Les connaissances géophysiques mettent en relief le pouvoir des étoiles et des planètes sur le destin terrestre. À son tour, en un certain sens, l'astrologie le renforce. C'est pourquoi c'est une espèce d'élixir de vie pour l'humanité. [2]

Mais, pas plus que chez un quelconque défenseur de l'astrologie, on n'en retrouve la source, ce dont on aurait pourtant pu être en droit d'attendre de la part d'une thésarde.

Pierre Lerich [3] fait remarquer que cette phrase ne correspond en rien au style, à la psychologie ni à la philosophie d'Einstein, et rappelle en outre une prise de position très négative du savant quant à cette discipline dans ses Conceptions scientifiques, «Champs», Flammarion, p166.

  1. Je fais violence au principe de toujours citer les sources: pas de publicité pour cette secte particulièrement dangereuse.
  2. Germaine Hanselmann (alias Elizabeth Teissier), Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés postmodernes, thèse de doctorat, p17.
  3. Pierre Lerich, Cahiers Clairhaut n°114, août 2006.

André Malraux (1901-1976)

Le cas de l'écrivain et Ministre des Affaires Culturelles de 1958 à 1969 est plus délicat. On a tous entendu le lapidaire:

Le XXIe siècle sera religieux [ou spirituel, voire mystique] ou ne sera pas. [1]

Il semblerait qu'elle n'ait jamais été prononcée. La prise de position la plus proche que l'on connaisse vient d'une interview de 1955:

Le problème capital de la fin du siècle sera le problème religieux. [2]

Ce qui n'est que superficiellement la même chose: on y parle d'un côté d'une nécessité, la condition de possibilité du XXIe siècle, et de l'autre, d'un problème religieux, pas d'une solution.

Dernièrement, une nouvelle version est apparue sous la forme d'une exergue à toutes les retranscriptions des émissions Noms de Dieux d'Edmond Blattchen:

Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu'ait connue l'humanité, va être d'y intégrer les dieux. [3]

On pourrait se demander dans quelle mesure les athées notoires (on pensera à François Cavanna et à Anne Morelli) ayant participé à cette émission ont été prévenus de ce fait. Toujours est-il que cette citation non référencée est tronquée, car elle a vraisemblablement pour origine une autre prise de position d'André Malraux lors d'une autre interview de 1955:

Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu'ait connue l'humanité, c'est-à-dire la perte de toute notion profonde de l'homme, va être d'y intégrer les dieux. [4]

Quel peut être l'intérêt d'éliminer ce petit bout de phrase «c'est-à-dire la perte de toute notion profonde de l'homme» (soulignement pour l'occasion), alors qu'il nous donne une information intéressante sur la «menace» qui nous guette? C'est que plus une phrase est explicative et contextualisée, plus elle est risquée et perdra son pouvoir évocateur et prophétique. Par exemple, il s'agit déjà de définir ce qu'est qu'une «notion profonde de l'homme», et d'établir ensuite sa perte.

D'autre part, le slogan initial n'est que le condensé approximatif de cette dernière citation, car on ne peut rapprocher qu'abusivement dieux (le pluriel ajoutant beaucoup d'indétermination à cette notion) et religieux.

D'une manière générale, il faut se méfier des citations non référencées. Les deux citations dont on connaît la source proviennent d'un article d'Espace de Libertés [5] et d'un livre d'Hervé Hasquin [6] pour qui les deux prises de position avérées signifient simplement que le problème religieux sera un élément essentiel de la société de demain et que nous n'échapperons pas à ce débat.

Cette phrase n'a par exemple pas été prononcé lors de la Radioscopie que Jacques Chancel [7] où Malraux se montre tout-à-fait agnostique. Par ailleurs, la rumeur existant déjà de son vivant, Malraux a explicitement nié la parternité de cette phrase lors d'un entretien avec Pierre Desgraupe [8]:

Je n'ai jamais dit cela car je n'en sais rien. Ce que je dis est plus incertain. Je n'exclus pas un événement spirituel à l'échelle planétaire.

  1. Jean Vernette, Le XXIe sera mystique ou ne sera pas, PUF, 2002 - L'auteur admet que la phrase n'a probablement jamais été prononcée
  2. Preuves, n°49, mars 1955
  3. Intégrale des entretiens Noms de Dieux d'Edmond Blatchen, Liège, Alice Editions
  4. L'Express, 21 mai 1955
  5. «Un 21° religieux?» in Espace de Liberté n°204, p30, Bruxelles, Oct 1992
  6. Hervé Hasquin, Eglises et sociétés d'aujourd'hui, Collection Laïcité, Bruxelles
  7. «Radioscopie» du 7 mars 1974, Radio-France
  8. Le Point, 10 novembre 1975

Voltaire (1694-1778, François Marie Arouet, dit)

Certains sceptiques au paranormal (en général des astronomes) citent volontiers Voltaire:

Un astrologue ne saurait avoir le privilège de se tromper tout le temps.

Cette citation ressemble fortement à la prise de position d'Henri Broch:

(…) personne n'a le privilège de toujours se tromper. Même un astrologue ou un voyant fera quelquefois des prédictions qui se révéleront justes par la suite. [1]

Paul Couderc est peut-être à l'origine de cette citation [2]

Un astrologue ne saurait avoir le privilège de se tromper toujours!

L'idée était déjà énoncée dans l'envoi de la fable de la Fontaine consacrée à l'horoscope [3]:

tout aveugle et menteur qu'est cet art
Il peut frapper au but une fois entre mille:
Ce sont des effets du hasard.

Voltaire a quand même écrit dans le Dictionnaire philosophique [4]:

Que de deux astrologues consultés sur la vie d'un enfant et sur la saison, l'un dise que l'enfant vivra âge d'homme, l'autre non ; que l'un annonce la pluie, et l'autre le beau temps, il est bien clair qu'il y en aura un prophète.

  1. Henri Broch, Le Paranormal, Paris, Seuil, p. 174-175, 1985, réédité en Points-Sciences n°60
  2. Paul Couderc, L'astrologie, Paris, PUF, coll. «Que-Sais-Je», n°508, chapitre III, 1963, 4° édition
  3. Jean de la Fontaine, "L'horoscope", in Fables, livre VIII, p225, Livre de Poche n°1198, 1972
  4. Voltaire, «Astrologie», Dictionnaire philosophique ou La Raison par alphabet, 1764

Conclusion

Quelle peut être l'intérêt de ne pas citer les sources? Cette pratique permet:

Il est dommage que des sceptiques tombent parfois dans le travers d'une citation invérifiée. Il ne s'agit néanmoins pas d'un appel à l'autorité d'un savant ou à la «prophétie» d'un intellectuel un peu grandiloquent, mais de l'exposition d'une idée, d'un argument qui incite à la prudence et à l'esprit critique.