Paradoxes des séries divergentes pour non-matheux

Création : 2016.09.13 – Dernière révision : 2022.04.23

Introduction

Vous connaissez probablement cette «démonstration» de l'inégalité 2 = 1 :

  1. a = b
  2. a² = ab   — multiplication de part et d'autre par a
  3. a²–b² = ab–b²   — soustraction de la valeur de part et d'autre
  4. (a+b)(a–b) = b(a–b)   — produit remarquable et mise en évidence
  5. a+b = b   — simplification par (a-b)
  6. 2b = b   — puisque a vaut b (voir première ligne)
  7. 2 = 1   — simplification par b

Cette anomalie remettrait en cause l'arithmétique de base s'il n'y avait une erreur grossière : a valant b, (a-b) est égal à zéro, or on passe de la ligne 4. à 5. en divisant les deux termes de l'égalité par (a-b), c'est-à dire 0. Le sophisme consiste en fait à faire apparaître discrètement une expression du style 2×0 = 1×0 pour ensuite la simplifier par zéro, ce qui n'est pas valide.

Une «démonstration» plus grossière de n'importe quelle inégalité serait :

  1. 43×0 = 37×0   — équivaut à 0 = 0
  2. 43 = 37   — simplification par 0

En conclusion, les nombres ne seraient plus d'aucune utilité si l'unité équivalait au double. Ce préambule était destiné à montrer que des sophismes mathématiques peuvent apparaître lorsqu'on méconnaît ou tente d'ignorer certaines bases.

Un peu de formalisme

Par souci de clarté et de simplicité, nous n'utiliserons que l'addition, utilisant s'il le faut des nombres négatifs (surmontés d'une barre). 5-3 sera donc écrit 5 + 3. Les nombres négatifs n'appartiennent pas dans l'ensemble N (nombres naturels, entiers positifs), mais dans l'ensemble Z (entiers positifs ou négatifs), qui permet de considérer la soustraction d'un entier positif comme l'addition du même entier mais négatif.

Pour l'intérêt de ce formalisme, voir la page dédiée à la notion de groupe.

Les séries

On appelle séries convergentes les séries dont la somme converge vers une valeur. Un exemple est la somme des fractions 1/2i pour i valant de 0 à l'infini, Σ½i :

1/20 + 1/21 + 1/22 + 1/23 + 1/24 + 1/25… soit :

1/1 + 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 + 1/32…

qui converge vers 2. Le paradoxe de la flèche de Zénon est une illustration de cette sommation infinie (pour résoudre ce faux paradoxe, il suffit que l'archer imagine que la cible est deux fois plus loin, et la flèche l'atteindra du premier coup).

Par contre, une série divergente est la série harmonique, la somme des fractions 1/i avec i variant de 1 à l'infini, Σ1/i :

1/1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + 1/5 + 1/6 + 1/7…

Il existe des séries alternées non convergentes, telle que la série de Grandi (SG) :

SG = 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1

Quelle est la somme d'une telle série ? Cela dépendrait de la dernière valeur considérée. Si l'on s'arrête à un élément impair, la somme sera de 1 ; à un élément pair, la somme sera de 0. Mais il y a autant de termes que l'on désire, il est donc impossible de décider si l'infini est pair ou non.

Certains mathématiciens, et non des moindres, se sont permis l'égalité suivante :

SG = 1 + SG

En ajoutant SG de part et d'autre de l'égalité, nous obtenons :

2SG = 1
SG = 1/2

C'est simple et direct, mais pose également un fameux problème. Tout d'abord parce qu'il s'agit d'un calcul faisant intervenir une série et un nombre, et rien ne dit à priori qu'il s'agit de d'objets de même nature, ou en tout cas qu'il est possible d'additionner. Pour être cohérent, il faudrait exprimer 1 sous forme de série, comme :

SU = 1 + 0 + 0 + 0 + 0…

Or une infinité de 0 représente une indéterminée. Pas systématiquement, mais il faudrait au moins justifier de la mesure d'exception.

Par ailleurs, cette équation repose sur la théorie des groupes et suppose donc que l'addition dans l'ensemble des séries soit interne et partout définie, associative, admette un neutre et que chaque élément ait son inverse, ce qui est également à justifier.

Si l'on s'assied sur tout cela et qu'on essaie de déterminer les valeurs possibles de SG, on peut utiliser les termes deux à deux (associativité de l'addition dans N, Z, Q, R…), la somme est 0, chacune des parenthèses égalant 0 :

SG = (1 + 1) + (1 + 1) + (1 + 1) + (1 + 1) + (1 + 1)…

Mais il est également possible de regrouper d'une manière où l'on isole le premier terme, les parenthèses qui suivent valant également chacune 0 :

SG = 1 + (1 + 1) + (1 + 1) + (1 + 1)…

La somme totale de cette même série vaut alors 1 si l'on accepte que l'infinité de 0 vaille 0.

Ne sachant se décider entre 0 et 1, il suffirait d'en prendre la moyenne. Si la mathématique et les sciences en général dépasse souvent le bon sens, il faut néanmoins s'interroger lorsque des résultats semblent absurdes. Ici, le résultat est qu'une personne partageant son temps entre Paris et Nice résiderait en fait à Mâcon. Le premier écueil est qu'il s'agit en fait d'une moyenne de deux résultats contradictoires  dans quelle île se situerait le milieu de la géodésique Paris - New-York ?).

Cette série a pour somme 0 ou 1 selon qu'on la limite à un nombre pair ou impair de termes : le regroupement par paires englobant ou non le premier terme est donc aussi arbitraire qu'arrêter la série à un nombre déterminé de termes. Effectuer la moyenne n'est pas plus censé.

Par ailleurs, qui a décidé que l'associativité de l'addition était compatible avec les éléments d'une série infinie ? Rien que le fait d'une contradiction dans les résultats devrait remettre en question l'application de l'associativité sur les séries.

De la même manière, puisque l'associativité de l'addition est appliquée aux termes des séries, rien n'empêche d'utiliser la commutativité (inversion de deux termes voisins), également valable pour l'addition dans Z :

SGC = 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1

Selon le regroupement des termes, nous aurions deux «convergences» :

La moyenne des deux résultats serait alors SGC = –1/2

Nous pouvons encore aller plus loin, en reprenant la série alternée initiale, en commutant les deuxième et troisième termes, les sixième et septième, les dixième et onzième… et les associant par quatre à partir du troisième :

1 + 1 + (1 + 1 + 1 + 1) + (1 + 1 + 1 + 1)… → 2

Cette pratique aux résultats sur commande est donc à rejeter.

Pour tenter de vous convaincre du péril de la chose, tentez également :

1 + 1 + 1 + 1 + 1… = 1 + 1 + 1 + 1 + 1…

En plaçant judicieusement les parenthèses, vous obtenons :

1 + (1 + 1 + 1 + 1 +…) = (1 + 1 + 1 + 1…)

Une addition d'un nombre infini de 1 valant l'infini, nous avons l'expression

1 + ∞ = ∞

Si vous considérez ∞ comme une valeur quelconque et simplifiez l'égalité, vous obtiendrez :

1 = 0

Il s'agit du même sophisme que celui utilisé dans la première égalité : on y simplifiait par zéro, absorbant pour la multiplication, et l'on simplifie ici par l'infini, absorbant pour l'addition : ∞ + n = ∞.

Tentez ensuite :

1 + 1 + (1 + 1 + 1 +…) = (1 + 1 + 1 + 1…)

Ceci n'a pour but que d'expliquer la difficulté d'appliquer des lois de l'arithmétique classique à un type d'objet différent : les séries.

Toujours plus fort

Il y a moyen d'aller plus loin dans l'étrange. Si vous pensez que la série suivante est divergente parce qu'elle tend vers l'infini :

1 + 1 + 1 + 1 + 1…

Vous devriez en être convaincu que la série naturelle progresse encore plus vite :

SN = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6…

puisqu'elle peut être vue comme une somme infinie de suites 1 + 1 + 1 + 1… elles-mêmes infinies :

1 +1 +1 +1 +1 +1 +1…
1 +1 +1 +1 +1…
1 +1 +1 +1 +1…
1 +1 +

Néanmoins, certains parviennent à la conclusion que 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6… est un nombre fini, ce qui va être expliqué en deux phases. La première tente de trouver la valeur de la Série Naturelle Alternée (SNA) par un artifice de calcul :

SNA = 1 + 2 + 3 + 4 + 5… = 1 + (2 + 3 + 4 + 5…)

où (2 + 3 + 4 + 5…) est l'inverse de la somme de SNA (1 + 2 + 3 + 4 + 5…) et SG (1 + 1 + 1 + 1…) :

1
SNA12345
SG11111
SNA123456

d'où

  1. SNA = 1 – SNA – SG
  2. 2SNA = 1 – 1/2 = 1/2
  3. SNA = 1/4

L'intérêt de la valeur de la série naturelle alternée est qu'elle intervient pour calculer la série naturelle SN :

SN1+ 2+ 3+ 4+ 5+ 6
–SNA1+ 2+ 3+ 4+ 5+ 6
0+ 4+ 0+ 8+ 0+ 12= 4SN
  1. 4SN = SN – SNA
  2. 3SN = –SNA = –1/4
  3. SN = –1/12.

Finalement, SN = 1 + 2 + 3 + 4 + 5… = –1/12. Une addition d'une infinité de nombres entiers de plus en plus grand donnerait donc un nombre rationnel négatif proche de 0.

Contradictions

Une série naturelle SN valant –1/12 est incompatible avec la valeur 1/2 de la série alternée SG utilisée pour la calculer. En effet, SG + SN devrait valoir 1/2 - 1/12 soit cinq douzièmes. Or un calcul terme à terme donne :

SG1+ 1+ 1+ 1+ 1+ 1
SN0+ 1+ 2+ 3+ 4+ 5
1+ 0+ 3+ 2+ 5+ 4

…dans l'hypothèse de la commutativité des éléments de la série, 1+0+3+2+5+4… = 0+1+2+3+4+5…, soit SN elle-même.

Cela a pour conséquence que le résultat intermédiaire SG = 1/2 est incompatible avec le résultat SN = -1/12. Cela fait un peu penser au Voyageur imprudent de Barjavel qui tue son ancêtre et donc disparaît — et n'a donc pas le loisir de tuer son ancêtre — et donc ne disparaît pas — et donc tue effectivement son ancêtre — etc.

Nous avons vu que le regroupement de termes par associativité de l'addition dans une série permettait d'arrêter la série là où c'est «intéressant». Nous avons également vu qu'en utilisant la commutativité, on pouvait encore faire mieux.

Mais il y a également le jeu avec des infinis, qui s'additionnent bien (∞ + ∞ = ∞) mais se soustraient mal (∞ – ∞ = est indéterminé). Il aurait également fallu vérifier que l'ensemble des séries munie de l'addition était bien un groupe : si l'addition dans Z est interne et partout définie (Z+ est un groupe), le résultat -1/12 n'appartient pas à Z, ce qui veut dire que l'ensemble des séries infinies de nombres appartenant à Z muni de la sommation n'est pas un groupe.

Dernières considérations

Les mathématiques sont fécondes : il est possible de créer de nouveaux objets et de leur associer des règles et voir ce qui se passe.

Parmi les premiers à avoir proposé ces attributions de valeur aux séries infinies divergentes figure le mathématicien Srinivasa Ramanujan (1887-1920), qui ne prenait pas ces résultats pour la somme réelle de l'addition infinie des éléments de la suite. Il associait un nombre à des suites divergentes, comme on peut associer l'opération «modulo» aux éléments de l'ensemble N, avec des relations comme 19-modulo-4 + 23-modulo-4 = 42-modulo-4, ou 19-modulo-4 * 23-modulo-4 = 437-modulo-4

Le physicien Hendrik Casimir (1909-2000) a été confronté à la série naturelle dans l'équation qui a fondé l'«effet Casimir» (1948). Comme les physiciens ont de problèmes avec l'infini, il a été tout heureux d'apprendre qu'il pouvait la simplifier en –1/12, ce qui rendait ses calculs possibles ; ceux-ci furent expérimentalement confirmés en 1997. Cela n'est par contre pas la démonstration de la véracité de la sommation de Ramanujan, il s'agit au mieux de son illustration, au pire d'une coïncidence.

Cette page a été écrite en réaction à certains sites qui présentaient ce paradoxe, ajoutant souvent, comme les vendeurs de grigris et médecines parallèle, que ces résultats étaient compatibles ou nécessaires à la physique quantique sans autre indications… Il existe maintenant quelques chaînes youtube qui présentent mieux le problème : ScienceEtonnante et MicMaths.