Par un liégeois consterné
Nombreux sont ceux qui, aujourd'hui âgés de soixante ans ou plus, se souviennent de ce à quoi ressemblait jadis la place St Lambert au centre de Liège. L'endroit se présentait un peu comme une sorte de grand quadrilatère entouré de toutes parts d'immeubles de caractère dans lesquels se trouvaient logés des grands magasins, un théâtre, des restaurants et le Palais de Justice. En plein centre se trouvait un parc fleuri, circulaire, autour duquel roulaient des trams qui avaient là un de leur terminus. Bien que les deux grands côtés du rectangle fussent situés à des niveaux très différents, l'ensemble paraissait plat, la déclivité progressive entre les bâtiments opposés ne se remarquant pas. Une foule considérable se promenait là en toute quiétude et faisait du lèche-vitrines, tandis que beaucoup sirotaient un verre ou un café aux terrasses...
Aujourd'hui, la place St Lambert, privée de restaurants et de terrasses de cafés, n'est plus qu'un lieu de passage entièrement bétonné que l'on se hâte habituellement de traverser pour aller, simplement, d'un point à un autre ou pour prendre un bus. L'endroit n'a plus rien de convivial, surtout lorsque tombe la nuit. Le théâtre a disparu, de même que le beau parc. Il ne reste que quelques arbres plantés dans de gigantesques pots enterrés. Ce lieu qui paraissait si plat jadis jadis se hérisse aujourd'hui de marches d'escaliers dont certaines sont si hautes qu'elles sont infranchissables pour des tas de gens et que, prises dans le sens de la descente, elles constituent de véritables pièges pour les piétons infortunés. Enfin, il y a ces colonnes métallique grillagées, qui s'élèvent en plein centre et qui accentuent encore l'aspect dantesque de l'ensemble...
Mais ce n'est pas tout: le saccage du site s'est étendu bien au-delà puisqu'il touche également les lieux que la place jouxtait jadis. Un nouveau quartier, l'Îlot St Michel, est né. Mais quel nouveau quartier!
Que s'est-il passé? Comment en est-on arrivé là?
Il fut un temps où les autorités communales de Liège s'avisèrent que la circulation automobile deviendrait bientôt si dense au centre ville qu'il faudrait y apporter des remèdes radicaux. Ce fut une époque de grands projets. On parla de parkings de dissuasion qu'on pourrait construire en dehors de la ville et d'où des navettes de bus transporteraient les visiteurs. On envisagea aussi un tram suspendu qui relierait le campus universitaire au centre ville en franchissant d'un côté à l'autre la vallée creusée par la Meuse. On expliqua même sérieusement qu'une autoroute allait bientôt passer à hauteur du premier étage des grands magasins en plein centre ville... Mais tous ces projets ne remportèrent pas le même succès que celui du creusement d'un métro à grande profondeur et de la création d'une gare souterraine des bus dans le sous-sol de la place St Lambert.
Faisant suite aux décisions qui furent alors prises, on commença à abattre un grand nombre de bâtiments qui encerclaient jusque-là la place St Lambert. Dans un premier temps, ce fut un ravissement pour la population qui vit ainsi s'ouvrir un espace énorme au milieu duquel chacun se prit à rêver d'un parc où il ferait bon flâner ou s'arrêter les jours de beau temps.
Pour construire au plus vite la gare des bus souterraine on creusa profondément et on coula dans cette fosse des tonnes de béton. En lieu et place du parc fleuri circulaire, on trouva des vestiges archéologiques importants dont la sauvegarde bloqua longtemps une partie des travaux. Ici et là, aux quatre coins de la ville, on commença à creuser les tunnels du futur métro au moyen de puissantes machines venues de l'étranger. Un moment, même, on exposa sur la place St Lambert une rame de ce futur métro...
Puis un jour un ingénieur s'avisa que tous les voyageurs étoufferaient rapidement dans la gare des bus souterraine compte tenu des gaz d'échappement produits par les gros véhicules. Des calculs montrèrent alors qu'aucun système d'aspiration ne serait assez puissant et sûr pour garantir d'une mort affreuse les passagers qui transiteraient par là. On songea aussitôt à contourner cette énorme bévue en prévoyant d'acheter des bus hybrides qui passeraient à la locomotion électrique en entrant dans la gare souterraine. Mais, à l'époque, un tel système s'avéra si coûteux et si difficile à réaliser que tout le projet fut abandonné.
Il ne restait plus qu'à trouver une nouvelle affectation à cette gare dont le gros oeuvre était terminé! La seule solution envisageable s'imposa d'elle-même: elle serait transformée principalement en parkings et caves affectés aux divers bâtiments qui seraient érigés au-dessus et alentours. Plusieurs architectes furent contactés pour réaliser ces bâtiments. Bien entendu ils proposèrent chacun des constructions aux styles très divers. On s'avisa alors qu'il fallait trouver un coordinateur pour harmoniser les façades et l'agencement de ces nouvelles constructions. On fit alors appel à l'architecte Claude Strebelle (1917-2010) qui avait déjà coordonné une bonne partie des bâtiments du campus universitaire.
Le génie (!) de Claude Strebelle en cette affaire fut de soumettre non pas un simple plan de coordination, mais un projet complet qui suscita chez nombre de politiciens une admiration telle qu'on jugea préférable d'indemniser à grands frais les architectes précédents pour confier désormais l'ensemble du projet au bureau d'architecture créé par Claude Strebelle.
Au fil des années et des nécessités, le premier projet de Claude Strebelle évolua sensiblement pour aboutir à ce que l'on peut découvrir aujourd'hui.
Le moment est donc venu de faire la visite des lieux...
En arrivant par le boulevard de la Sauvenière et en se dirigeant vers la place St Lambert, on découvre d'abord une maison au toit fort étrange dont Claude Strebelle affirma jadis qu'elle avait été conçues telle pour rappeler le «style liegeois». On chercherait cependant en vain une maison semblable dans toute la ville de Liège.
Cette maison se situe en quelque sorte à une des extrémités du nouveau «quartier» St Michel conçu par l'atelier d'architecture Strebelle et comprenant de l'habitat urbain et des magasins.
Un premier bâtiment commence tout près de la maison dont il vient d'être question. Il comporte tout autour de sa toiture une série d'arcs ou de créneaux qui ne servent à rien et ne s'harmonisent avec rien de ce qui se trouve aux alentours. La toiture grise et arrondie de cet énorme bâtiment le fait ressembler à une sorte d'usine ou de hall omnisport. À l'opposé de ce bâtiment tiré au cordeau, près de la petite maison dont question plus haut, on trouve également (voir la flèche) une structure arrondie grisâtre. Au fil de notre promenade, nous rencontrerons d'autres exemples de structures semblables associées à des bâtiments anguleux...
Si nous regardons à présent vers la place St Lambert, nous voyons un second bâtiment, séparé du premier par une sorte d'allée piétonnière. Si ce bâtiment présente dans sa partie inférieure une façade arrondie, celle-ci se prolonge en hauteur par une structure anguleuse qui fait songer à la gueule grande ouverte d'un squale. Tout le haut de ce bâtiment semble couvert par ce qui ressemble à la toiture des tribunes d'un stade de football, exception faite, en son centre, de quelque chose qui a tout l'air d'un énorme carton à chapeau gris qu'un géant aurait posé là sans raison. Vu de derrière, là où l'on voit quelques beaux bâtiments, ce «carton à chapeau» paraît encore plus saugrenu.
Derrière les deux bâtiments dont il vient d'être question, sur les toits d'autres grands bâtiments construits par en-dessous, ont été réalisées de petites résidences unifamiliales. À l'origine, des jardins paysagers dits «jardins suspendus» avaient été conçus là pour être accessibles au public, offrant aux piétons un délicieux havre de paix en plein coeur de la ville. Des passerelles auraient permis, en outre, de se déplacer d'un toit-terrasse à l'autre, en enjambant les voiries formant la croix St Michel. Hélas ! Il apparut très vite que tout cela avait été si mal pensé que cet endroit allait devenir rapidement très sale et dangereux. Tous les jardins dits suspendus furent donc fermés et, désormais, pour rentrer chez eux dans cet endroit désert, les quelques habitants du lieu doivent ouvrir de lourdes grilles bien peu avenantes. En somme, ils jouissent désormais de leur calme liberté à l'abri de solides barreaux...
Si la partie résidentielle de ce nouveau «quartier» fut donc un ratage complet, on ne peut pas dire mieux de sa partie commerciale. Les voiries de la «croix St Michel» ouvertes à tous vents, n'ont jamais offert la protection climatique que les clients recherchent désormais dans les grands centres commerciaux. Faute de clients, les commerces fermèrent donc petit à petit pour être remplacés par d'autres, tout aussi éphémères. L'échec commercial de cet ensemble est tout particulièrement criant lorsqu'on compare le nombre des passants à cet endroit avec les foules que draine le centre commercial réalisé dans les anciens bâtiments du Grand Bazar dont les façades furent fort heureusement conservées et embellies. À vrai dire, cette magnifique galerie est le seul endroit de la place St Lambert dont l'architecte Strebelle ne se soit pas occupé !
Aujourd'hui, entre les deux centres commerciaux, un haut mur totalement infranchissable est là pour démontrer que c'était pure illusion, jadis, de croire la place St Lambert plane... Quelle idée, ce mur!
Le mur de la place St Lambert, avec, derrière lui, au loin, la magnifique galerie commerciale
créée par un groupe hollandais dans les bâtiments de l'ancien Grand Bazar.
Montons à présent vers la partie haute de la place St Lambert. Le magnifique Palais de Justice avec ses cours et ses façades qui font l'orgueil des Liégeois est désormais flanqué d'une annexe ou plutôt d'un machin à la fois indescriptible et effrayant.
Cette chose n'est malheureusement pas unique ; il y en a d'autres du genre qui la prolongent et qui jurent horriblement avec le style des bâtiments plus anciens qui se trouvent là.
Et, bien sûr, toujours ces structures arrondies qui émergent de structures anguleuses...
Et comme si la géométrique paradoxale de ces choses ne suffisait pas encore à souligner assez fortement leur laideur, il faut ajouter que leurs revêtements les fait scintiller bien souvent dans le soleil, attirant ainsi le regard des malheureux passants en quête d'un reliquat d'esthétique en ces lieux...
J'ai parlé deux fois déjà de l'illusion qui faisait que, jadis, la place St Lambert paraissait plane. Aujourd'hui, elle n'est plus qu'un ensemble d'escaliers partant dans tous les sens, avec des marches de couleurs et de hauteurs toutes différentes. Un cauchemar lorsque la nuit tombe...
Et puis il y a ces tours métalliques, censées représenter les piliers de l'ancienne cathédrale St Lambert... Une maigre végétation y pousse, dont on ne sait si elle symbolise la vie ou la mort...
Mais le clou de notre promenade sera sans contestation possible l'aubette des chauffeurs de bus, érigée juste à la sortie de la place St Lambert, au bout de ce qu'on nomme à présent la «gare Léopold».
Cette chose, qui a coûté le prix d'une grosse villa, est constituée d'une enveloppe de panneaux en verre derrière laquelle, à plus de vingt-cinq centimètres en retrait, s'élèvent les parois «intérieures» de l'aubette proprement dite. Entre ces deux parois ne circule que de l'air, entraînant avec lui toute la poussière remuée là par les autobus. Bref, du côté intérieur, les panneaux en verre sont couverts quasi en permanence d'une crasse inimaginable. Cette double paroi horriblement coûteuse et fragile ne met pas seulement en évidence la saleté ; elle constitue également une perte de place de deux fois vingt-cinq centimètres au moins ; centimètres qui auraient été bien utiles si l'architecte s'était soucié de faire les choses de telle sorte qu'une mère poussant son enfant dans une voiture puisse passer là tout au long pour aller chercher le bus ! Ce qui reste de place est tout juste nécessaire pour qu'un piéton puisse se faufiler là pour aller chercher son bus... s'il ne se fait pas cogner au passage par l'énorme rétroviseur de l'engin. S'étonnera-t-on davantage si je dis que cet architecte qui semble avoir oublié tant les piétons ordinaires que les mères avec leurs poussettes avait également oublié les taxis ? On leur a finalement trouvé une place, mais quelle place! Chacun pourra découvrir ce qui leur a été réservé en venant un jour visiter ces lieux. Ce sera une occasion de découvrir bien d'autres choses invraisemblables qui n'ont pas pu être décrites ici faute de place.
Claude Strebelle est décédé en 2010. Il n'a pas eu le temps de réaliser la gare du Palais qu'on avait également voulu lui confier. Mais il a eu largement le temps de former des élèves...
Un liégeois consterné
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