Apprenons à faire l'amour (1971)

SUITE à des mesures diciplinaires à l'encontre de deux jeunes qui s'étaient embrassés dans un lycée mixte à Corbeil, un tract fut distribué à 3 000 exemplaires en automne 1971. Le texte, bien que daté, fait partie de l'histoire de l'évolution de la morale et de l'éducation sexuelle.

Le tract

Apprenons à faire l'amour

«C'est le chemin du bonheur. C'est la plus merveilleuse façon de se parler et de se connaître.»

1. L'homme possède un organe fait de tissus érectiles : la verge. La femme possède un organe beaucoup plus petit mais équivalent, situé au-dessus de l'orifice extérieur du vagin : le clitoris. Ces deux organes sont de taille variable suivant les individus mais cela n'a aucune importance : il n'y a pas lieu de s'en inquiéter, l'important est de savoir s'en servir. En effet, ce qui est important, c'est que leur excitation par toutes formes de caresses produit un plaisir croissant qui provoque du même coup le désir de continuer. Ce plaisir se traduit :

2. En dehors de ces deux organes, spécifiquement sexuels, le corps possède d'autres zones (dites «zones érogènes») dont l'excitation par des caresses procure du plaisir, ou rend plus intense le plaisir obtenu par l'excitation des organes sexuels. Ces zones érogènes varient selon les sexes et selon les individus (elles sont d'autant plus nombreuses et utiles que les individus sont moins refoulés sexuellement) : ce sont, par exemple, les lèvres, la bouche, les oreilles, la nuque, les seins, la face interne des cuisses, les fesses, le ventre, etc.

3. Les caresses peuvent être prodiguées par soi-même (masturbation) ou par un ou une partenaire (relations homosexuelles ou hétérosexuelles).
L'intérêt de la masturbation est notamment de bien connaître votre corps et les plaisirs qu'il peut vous procurer, ce qui paraît indispensable à la connaissance d'autres corps (il faut noter par ailleurs qu'elle peut permettre de combler le vide d'une heure de classe ou d'une soirée ennuyeuse).
L'intérêt de l'homosexualité vient surtout du fait que les relations hétérosexuelles (filles-garçons) sont généralement interdites aux jeunes par l'hypocrite morale (qui d'ailleurs a le culot de blâmer l'homosexualité). Les relations hétérosexuelles cependant paraissent les plus riches de plaisir.

Ce papier est fait pour encourager les relations sexuelles, du baiser au coït en passant par les caresses les plus variées, entre les individus de sexes différents. D'une manière générale, pour encourager toutes les activités sexuelles : car, comme le reste, on «apprend» à faire l'amour et on fait des progrès.

4. L'aboutissement des caresses constitue, s'il n'y a pas d'interruption, l'orgasme, qui se traduit chez l'homme par une éjaculation de sperme et, dans les deux sexes, par un état d'abandon complet avec des mouvements et des paroles involontaires. Cet état de jouissance maximale est de courte durée et plus ou moins intense. Il est suivi d'une phase de relâchement (relaxation) très agréable et calmante.

5. La pénétration du vagin par la verge (coït) est une forme d'acte sexuel complet, elle présente cependant le risque de grossesse si l'éjaculation de sperme a lieu pendant la période de fécondité de la femme (à mi-distance des règles, mais il faut se méfier de cette approximation surtout lorsque les cycles menstruels ne sont pas réguliers, ce qui est fréquent notamment chez la jeune fille). À notre époque, cet inconvénient peut être facilement dépassé par l'utilisation de contraceptifs efficaces (pilule, diaphragme). Ceux-ci, utilisés correctement, évitent la crainte toujours présente d'une grossesse prématurée et des pratiques barbares (retrait du garçon avant l'éjaculation par exemple) qui, outre qu'elles sont peu sûres, sont généralement défavorables à l'atteinte de l'orgasme par l'un ou l'autre des partenaires ou les deux. La pilule notamment peut être prise par les filles dès que le désir de relations hétérosexuelles apparaît.

6. Il faut noter, dans un chapitre d'autant plus court qu'il veut souligner avec force que les notions de «normal» et d'«anormal» ne sont nullement fondées, qu'en toute pratique sexuelle, ce qui compte c'est le désir qu'on en a et le plaisir qu'on y trouve, la plus grande liberté doit guider la variété de nos choix. Il n'y a qu'un danger, c'est le refoulement des désirs. Il n'y a pas d'anormal.

7. Ces quelques lignes sont bien schématiques et partielles mais nous engagent à agir. Faites lire ce papier autour de vous, discutez-en, complétez-le, pratiquez-le, surtout. Méprisez et plaignez ceux qui en riront et ne croyez pas sur parole ceux qui feront comme s'ils connaissent : nous savons que les deux tiers des gens sont impuissants ou frigides et l'acceptent. C'est contre cela que nous luttons et peut-être contre ceux-là.

Au cas où vous auriez des explications à demander, interrogez vos parents ou vos professeurs.
Vous comprendrez d'après leurs réactions (en général : «Vous en parlerez quand vous serez plus grand», ou encore gêne, voire hostilité).
Vous comprendrez pourquoi vous n'y avez pas pensé plus tôt.
Vous comprendrez que vous êtes déjà «grand».
Vous saurez ce qui vous reste à faire.

Comité d'action
pour la libération de la sexualité

Source : Textes libres de Jean Carpentier, Paris, Éditions L'impensé radical, 1972.

Suites de l'affaire

L'auteur de ce tract, Jean Carpentier (1935-2014), a été condamné pour outrage aux bonnes moeurs et frappé d'une interdiction professionnelle d'un an par l'Ordre des Médecins.

Un professeur de philo de Belfort, Nicole Mercier, avait répondu à la demande de ses élèves en commentant le tract de Jean Carpentier. Elle fut poursuivie pour outrage aux bonnes mœurs en fin 1972. Après grèves de soutien de la part des lycéens et professeurs des lycées, le professeur obtient un non-lieu en janvier 1973. Le dossier est cependant constitué pour un examen disciplinaire.

Dans un premier temps, le professeur reçoit un avertissement du Ministre de l'Éducation, puis le Gouvernement met en place une information sexuelle scolaire pour la rentrée 1973.

Gotlib a fait réciter les grandes lignes du tract par le chef scout Hamster Jovial, dont les aventures ont paru dans Rock&Folk et ont été éditées chez Fluide Glacial en 1977.

Critique

Bien que révolutionnaire (l'éducation affective et sexuelle semblait à l'époque impensable), ce tract porte évidemment la marque de son époque. Désirant probablement ne pas faire de morale, l'écriture est assez technique, commençant par un point de vue très mécanique. C'est ensuite que sont abordés les points de vue plus relationnels ou sociétaux.

Parmi les faiblesses, l'organe sexuel féminin semble se résumer au clitoris, la référence étant le pénis.

Deux pratiques y sont dédramatisées, sans être entièrement réhabilitées, comme s'il convenait de montrer qu'il n'était aucunement question d'inciter les jeunes à la débauche : la masturbation, éventuelle alternative à l'ennui, a pour intérêt principal de bien connaître son corps. D'autre part, l'homosexualité est surtout vue comme palliant l'hétérosexualité interdite aux jeunes. Notons que l'homosexualité n'était pas plus encouragée que l'hétérosexualité, mais n'avait pas l'inconvénient d'une éventuelle grossesse, l'avortement étant interdit, ainsi que l'information sur la contraception, par ailleurs soumise à l'approbation des parents pour les mineurs, c'est-à-dire les moins de 21 ans. D'ailleurs, les relations hétérosexuelles «paraissent plus riches de plaisir». Pour en être sûr, il aurait fallu se baser sur une étude ayant interviewé des bisexuels, et non avoir rassemblé les témoignages d'adolescents ayant pratiqué l'homosexualité par manque de partenaires de l'autre sexe.

Cette vision est d'autant plus étrange qu'il est affirmé plus loin qu'«il n'y a pas d'anormal», le désir et le plaisir étant les uniques guides. Il aurait été bon d'ajouter qu'il convient que ces désirs et plaisirs soient partagés.

Enfin, la place y manquait certainement, mais il aurait été intéressant de préciser d'où était tirée l'information que «deux tiers de gens sont impuissants ou frigides» : «Nous savons que…» n'est certainement pas une référence suffisante.